Lorsqu’on quitte Vitória, la capitale de l’Etat d’Espírito Santo, en direction de São Mateus, la végétation naturelle disparaît peu à peu pour laisser place à de grandes étendues dédiées à la sylviculture et à l’élevage extensif. Sur la route, des camions chargés de troncs d’eucalyptus défilent. Au fur à mesure que l’on se rapproche de São Mateus, le paysage change à nouveau : place à des terres agricoles plus modestes et à un plus grand nombre de maisons. Nous sommes au cœur d’une région productrice de café et de poivre [la deuxième du Brésil pour ces deux produits]. C’est là que se trouvent cinq assentamentos [zones créées par le gouvernement pour installer des familles sans terres], fruits de la lutte du Mouvement des sans-terre [MST, l’un des principaux mouvements sociaux d’Amérique latine].
“Ici, nous avons réussi à organiser notre production et à en vivre très bien. Je dis toujours qu’avant toute chose nous devons montrer aux gens que la réforme agraire, ça marche”, souligne Juraci Portes de Oliveira, un des membres du MST. Avec la distribution de terres, la population s’est développée sans pour autant qu’il y ait eu concentration de richesses : les maisons sont à peu près de même taille, les gens cohabitent ensemble de façon harmonieuse et le commerce local est prospère. Environ 290 familles vivent dans les cinq assentamentos, qui totalisent 666 hectares de caféiers et 136 hectares de poivriers.
Sécurité alimentaire
“Dès que je suis arrivé sur cette terre, j’ai travaillé dur”, se souvient Sebastião Rosa da Silva, 73 ans, un des premiers paysans de Georgina – le premier assentamento, établi en 1985 à la suite de l’expropriation des terres. A l’époque, le choix de ces deux cultures avait été stratégique, selon Adenício Moreira da Silva, dit Taxinha, un autre paysan. “Nous voulions cultiver des plantes à racines parce que c’est une sorte de garantie de garder la terre.” Juraci Portes de Oliveira complète : “Historiquement, le café et le poivre sont des cultures qui permettent aux petits producteurs de vivre correctement, notamment grâce à la stabilité des prix.” Cette situation, pourtant, détonne par rapport à la politique agricole à l’œuvre dans la grande majorité des exploitations de l’Etat d’Espírito Santo. A l’instar du Brésil, cet Etat présente des niveaux d’inégalités et de concentration foncière considérables, avec moins de la moitié des terres disponibles pour les petits propriétaires terriens.
Selon l’IBGE [l’Insee brésilien], 18 % des terres cultivables appartiennent à de grands propriétaires (possédant plus de 1 000 hectares), qui représentent moins de 1 % des exploitations rurales. Dans ce contexte, les productions de café et de poivre des cinq assentamentos génèrent au total des revenus bruts annuels de 8,9 millions de reais [3,4 millions d’euros]. “On a coutume de dire ici que le poivre vaut plus que l’or”, fait remarquer Juraci Portes de Oliveira.Les paysans des assentamentos produisent par ailleurs une bonne partie de ce qu’ils consomment, le café et le poivre cohabitant aux côtés des haricots, du manioc, du maïs, des fruits et d’autres légumes. “C’est une nécessité”, explique Juraci Portes de Oliveira. “Les gens doivent produire pour leur propre consommation. A partir de l’idée de sécurité alimentaire, nous tentons de rentabiliser au mieux chaque hectare de terre”, précise-t-il.
Quand la récolte n’est pas entièrement utilisée, le surplus est généralement vendu, notamment dans le cadre du Programme national d’alimentation scolaire ou du Programme d’acquisition d’aliments [destiné aux familles les plus pauvres]. Depuis quelque temps, les caféiers ont commencé à partager l’espace agricole avec des hévéas. Il s’agit d’une stratégie à long terme étant donné que les récoltes de café ont lieu tous les deux ans et que les hévéas produisent du latex au bout de sept à huit ans. Presque tous les sous-produits du café sont mis à profit. L’écorce est ainsi récupérée afin d’être utilisée comme engrais pour les autres cultures. Tout ce travail est intimement lié à la problématique de l’irrigation. “Nous avons eu énormément de pertes en 1999 dans des zones qui n’étaient pas irriguées, victimes de la sécheresse”, se souvient Taxinha.
Tant que des systèmes d’irrigation efficaces n’étaient pas mis en œuvre dans les assentamentos, les familles connaissaient d’immenses difficultés. Cette situation a commencé à changer, selon lui, avec l’arrivée au pouvoir en 2003 de Lula, qui a apporté un plus grand soutien à l’agriculture familiale. “Le gouvernement a rendu plus facile l’accès au crédit. On a pu moderniser nos cultures et améliorer notre situation.” Taxinha souligne l’importance des politiques publiques pour soutenir la réforme agraire : distribuer des terres ne suffit pas. Malgré un meilleur système d’irrigation, les assentamentos sont confrontés à un problème d’approvisionnement en eau. Les rives du São Mateus sont ensablées, ce qui fait dire à Juraci Portes de Oliveira que l’élevage bovin extensif pratiqué autour de la région des assentamentos est le principal responsable de cette situation : “Il pousse à la déforestation et détruit peu à peu les rives du São Mateus.” Jamais à court d’idées, Juraci Portes de Oliveira pense à perfectionner les systèmes d’irrigation et à construire des retenues d’eau ou des puits artisanaux pour mieux tirer parti des nappes phréatiques.
CONTEXTE — Les nombreuses victimes des grands propriétaires ●●● La violence ne faiblit pas dans les zones rurales du pays. Le 2 avril, Fábio Santos da Silva, un dirigeant du MST, a été criblé de balles par des hommes de main, à Iguaí, dans l’Etat de Bahia. Un mois et demi plus tôt, Cícero Guedes dos Santos, un autre militant de l’organisation, était assassiné à Campos dos Goytacazes, dans l’Etat de Rio de Janeiro, sur des terres occupées depuis 2000. Le nombre de victimes de conflits agraires reste important au Brésil, selon la Commission pastorale de la terre (CPT), une institution liée à l’Eglise catholique : 32 en 2012, contre 29 un an plus tôt. Entre 2000 et 2012, 458 militants ont été tués, majoritairement dans les Etats amazoniens du Pará et du Rondônia, dans le nord du pays. Ces crimes restent le plus souvent impunis. Dernier exemple en date, le 4 avril, le tribunal de Marabá, la capitale administrative du sud-est du Pará, a acquitté un grand propriétaire terrien commanditaire de l’assassinat d’un couple de militants écologistes, membres de la CPT, défenseurs de la forêt amazonienne. Le procureur aannoncé qu’il ferait appel de la sentence. |
*Esta matéria foi veiculada no periódico Courrier International a partir da tradução para o francês da reportagem ‘Luta, Reforma e Produção no Espírito Santo’, publicada originalmente na Repórter Brasil